Québec, le mercredi 23 mars 2005

Télévision non grata

Mylène Moisan, Le Soleil

19/03/2005

infographie LE SOLEIL

Le plus frappant, quand on vit sans téléviseur, c’est de constater à quel point il alimente la vie des autres.

Céline Bilodeau n’habite pas la planète Mars et, pourtant, elle n’a jamais vu d’images du 11 septembre, jamais regardé les tours s’effondrer. Elle n’est pas aveugle non plus. Il y a 11 ans, elle a décidé de foutre la télé hors de sa vie.

Elle a pris cette décision avec le nouvel homme de sa vie, René, avec qui elle a choisi de troquer la ville pour la campagne. De Chambly, ils sont déménagés à... Saint-Malachie, un village de 1300 habitants dans Bellechasse. Déterminés à laisser derrière les « choses dont (ils) n’avaient pas vraiment besoin », le téléviseur, comme le micro-ondes, n’a pas suivi.

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En faisant vœu d’abstinence de télévision, Céline l’a imposé à ses deux filles, âgées alors de 10 et 12 ans. Elle en était consciente. « On a essayé de pallier par une vie familiale plus intensive. On a joué aux cartes, à des jeux de société, on se faisait même des dictées. René lisait des histoires aux filles, il chantait, on faisait des soirées de massage. Tout ça pour faire sentir aux filles qu’elles n’avaient pas quelque chose en moins, mais que c’était un plus de ne pas avoir de téléviseur », se souvient-elle.

Aujourd’hui, l’aînée, Élise, a 23 ans. Elle l’admet, « c’était difficile au début », même si elle n’était pas « accro de la télévision ». Depuis toujours, sa mère ne lui permettait qu’une émission par soir, elle a donc vite appris à faire autre chose que de se planter devant le petit écran.

Par contre, le « sentiment d’appartenance » à l’école en a pris pour son rhume. Céline se souvient que sa fille lui racontait parfois combien « c’était plate le midi, parce que tout le monde parlait de Chambre en ville ou de Watatatow et elle n’avait aucune idée de ce qui s’était passé. Je leur disais de partir d’autres sujets de conversation, mais je savais bien au fond de moi que ce que je leur demandais n’avait pas d’allure ».

Au cours des années qui ont suivi, Céline a accouché d’Emmanuelle, âgée aujourd’hui de neuf ans, de Laurence, qui aura huit ans dans trois semaines, d’Évangéline, six ans, et de Joseph, quatre ans. Contrairement à Élise et à Catherine, ils n’ont jamais connu la télévision à la maison. « Avec eux, les activités qu’on fait le soir ne servent pas à compenser », note Céline.

Depuis qu’ils sont nés, les quatre enfants n’ont à peu près eu aucun contact avec le petit écran, surtout avec la violence et la publicité qui viennent avec. Jamais Céline ne se fait harceler pour un Nintendo ou le gadget en vogue « À Noël, j’ai demandé à Évangéline ce qu’elle voulait comme cadeau. Elle m’a dit qu’elle n’avait besoin de rien, que je pouvais lui acheter n’importe quoi. Je lui ai demandé aussi quel serait le plus beau cadeau qu’elle pourrait faire et elle m’a répondu : de l’eau à tous les enfants du monde. »

Convaincu qu’une consommation nulle — ou au moins réduite — de télévision est un antidote à bien des problèmes de la société, Céline s’implique dans le Défi 10 jours sans télé ni ordinateur, auquel ont participé quelques dizaines d’écoles — primaires et secondaires — au Québec depuis 2003.

Ironiquement, son plus jeune, le petit Joseph, a eu le béguin pour la télévision alors que sa mère travaillait à l’organisation du jeûne d’écrans à l’école de Saint-Malachie. « Il était chez la gardienne et il a regardé beaucoup la télé. Maintenant, il m’en parle souvent. J’ai l’impression qu’il passerait beaucoup de temps devant si on en avait une. »

Céline aussi. Même si elle a fait le choix conscient de s’abstenir de télévision, elle admet qu’elle serait « du genre à m’asseoir pour regarder une émission et de rester là en attendant la suivante. J’aime la télévision, ça m’absorbe. Je suis très visuelle ». Mais, maintenant qu’elle a appris à s’en priver, elle ne sait pas où elle trouverait le temps de s’y remettre.

Sa fille Emmanuelle lui a d’ailleurs demandé, un jour, d’avoir « la télévision, comme les autres ». Céline lui a demandé ce qu’elle voulait arrêter de faire pour libérer le temps nécessaire. « Cuisiner ? Elle a dit non. Les jeux de société après souper ? Non. Les histoires le soir ? Non. Finalement, elle est arrivée à la conclusion qu’elle ne serait pas capable de trouver le temps. »

Le temps. Tout est là. Toutes les heures qu’elle n’a pas passées devant le téléviseur, Élise les a occupées à lire. C’est à Saint-Malachie qu’elle a lu son premier roman. « René est libraire. On a abandonné la télévision pour entrer dans le monde des livres. Il arrivait avec des boîtes de livres, de bandes dessinées. Les enfants tombaient là-dedans et lisaient tout. »

Outre les livres et quelques rares journaux, les enfants ont grandi avec la radio de Radio-Canada « parce qu’il n’y a pas de publicité », insiste Céline. Ainsi, à part de se sentir parfois « rejet » à l’école, Élise détonnait aussi par sa culture générale. « Les gens revenaient souvent avec ça, que je savais plein de choses, que j’étais très au courant de ce qui se passait. C’est d’ailleurs une des choses qui est écrite dans le petit mot sur moi dans mon album de finissants », souligne l’étudiante en enseignement.

Élise habite aujourd’hui à Lévis avec son copain, le père de l’enfant qu’elle porte. Ils ont la télé, pas de micro-ondes. Ensemble, ils ont discuté de ce qui adviendra du téléviseur après l’accouchement et convenu qu’il restera, mais à doses réduites. « C’est déjà le cas », note Élise. Après tout, fait-elle remarquer à sa mère, c’est comme ça qu’elle a passé les 12 premières années de sa vie. « Si tu as été capable de nous contrôler, je me dis que je serai sûrement capable aussi », espère la future maman.

Aux yeux de la mère et de la fille, le plus frappant, quand on vit sans téléviseur, c’est de constater à quel point il alimente la vie des autres. Élise est toujours troublée « d’entendre des conversations sur des personnages de téléromans comme s’il s’agissait de vrai monde. Ils savent tout de leur histoire, de leurs problèmes. Ils se préoccupent plus des personnages que de leurs voisins. Ils vivent sur une autre planète. Ils sont complètement déconnectés »...